Problématique :
Séduisante par son approche, la « créativité de l'agir », qui invite à une « réflexion sur le sort de la créativité dans les conditions actuelles » (Joas, 1999, p. 15), pêche par un manque d'empirie, que le recours aux théories de l'activité peut combler. Notre proposition basée sur la théorie de la conceptualisation dans l'action (Vergnaud, 2007), développée en didactique professionnelle (Pastré, 2011) serait d'accéder à la « créativité située » des travailleurs. Une étude de cas illustre le fait qu'entre l'injonction à la créativité et sa mise en œuvre, il y a toute l'épaisseur de l'activité (Villeret & Munoz, 2018).
Contexte & méthodologie :
Issues d'une étude de cas (Munoz & Villeret, 2018), nos observations montrent que des enseignants de 3 disciplines (physique-chimie, science de le la vie et de la terre, mathématiques) participant à la mise en place d'une réforme les incitant à la créativité, l'option méthodes et pratiques scientifiques (MPS) en lycée, déploient des formes de créativité partagées ou négociées pour travailler collectivement et de manière transdisciplinaire, afin de construire un dispositif plus ou moins commun, imaginer et mettre en œuvre des séances innovantes.
Concernant notre méthodologie, trois niveaux d'analyse (Leplat, 1997) ont été déployés : 1/ la prescription pour comprendre la créativité suscitée ; 2/ le travail redéfini, à partir d'entretiens semi-directifs avec les enseignants de l'option MPS, pour saisir la créativité déployée, à partir de la consigne suivante : « nous cherchons à bien comprendre comment l'option MPS a été mise en place au lycée » ; 3/ le travail réel, déterminé à partir d'observations filmées, parfois complétées par des autoconfrontations de séances conçues dans le cadre de la réforme (Villeret & Munoz, 2015), pour comprendre la créativité étayée.
Résultats :
Les premiers résultats montrent qu'une partie de la créativité a du être « négociée », notamment lors d'une réunion où chaque équipe disciplinaire se présentaient avec des objectifs très différents dans un métier constitué par une identité disciplinairement marquée : de la démarche d'investigation en Physique-Chimie, des manipulations et usage d'Internet en SVT, ou encore l'exigence de contenu ou « de la belle mathématique ». Des concessions ont permis de déboucher sur un consensus, où les enseignants de physique ont été sollicités comme médiateurs. « Ça a accouché sur des accords... le thème investigation policière » et la construction d'un module commun, mais au sein duquel les trois matières sont déployées en parallèle.
En outre, nous constatons également une forme de créativité « étayée » (par l'existant). A un niveau plus micro, nos observations nous ont permis de considérer la créativité en conception de séances en Physique-Chimie, selon trois niveaux, mis en exergue lors d'une étude précédente (Villeret & Munoz, 2012) en fonction des séances conçues, de la moins créative à la plus créative : 1 / depuis le recyclage d'une séance existante, « ré-habillé » à la « mode de la police », en la scénarisant selon une situation didactique simulant une situation de recherche de criminel appelée « mission stupéfiant » ; 2/ vers la restructuration de l'existant, qui concerne une évolution dans la transposition didactique (Chevalard, 1985), par exemple, l'usage de la balistique, dans la « mission cambriolage », qui relève d'un objet du programme de terminale, a dû être adapté aux lycéens de seconde pour qui les concepts de dérivation et d'intégration sont encore inconnus ; 3/ jusqu'à la création ex nihilo ; par exemple le recours au Luminol (substance qui met en évidence les traces de sang invisibles à l'œil nu) qui nécessite d'imaginer une stratégie pour en récupérer, puis de le mettre au point, avant d'être en mesure d'en maîtriser tous les aspects en vue d'une séance entièrement nouvelle.
Pour cela, ils recourent à des éléments préexistants qu'ils ont considérablement réadaptés voire inventés, selon une créativité étayée (Villeret & Munoz, 2012), puisque que d'après Simondon (2008, p. 16), « il est très rare que l'imagination soit purement reproductrice ou purement créatrice ». Mais cette créativité n'est pas sans poser des limites et des problèmes liées aux pressions voire aux oppressions vécues par les acteurs.
Discussion :
Cette réflexion appuyée nous amène à questionner les relations entre travail et art. D'une part nous considérons le travail comme art et l'art dans le travail, notamment en recourant à Vygotski qui nous rappelle que « le chant tout d'abord organisait le travail collectif, en second lieu, fournissait une issue à une tension douloureuse » (Vygotski, 1925/2005, p. 341). D'autre part, l'examen des relations entre travail et art permet de questionner le passage d'un travail essentiellement productif vers un travail plus expressif, convoquant la figure d'un praticien inventif, dès lors prompt à un effort cognitif, tout aussi productif ; mais pour qui ?
Par la réflexivité qu'elle permet, l'approche de la didactique professionnelle relève en partie du projet de Jonas (1999, p. 185), pour qui « une théorie de la créativité de l'agir, à la différence des modèles rationnels, aborde l'étude de l'agir indépendamment de tout présupposé normatif » (p. 207), dont elle partage les présupposés pragmatistes. En effet, « pour les pragmatismes, agir ne signifie pas : poursuivre des fins clairement identifiées, ni appliquer des normes établies, et la créativité ne consiste pas davantage à savoir écarter les obstacles rencontrés sur ces voies prescrites. Ainsi ancrée dans l'action, la créativité apparaît plutôt comme une ouverture de nouvelles façons d'agir » (Joas, 1999, p. 143).
Mots-Clés : créativité, activité, conceptualisation, méthodes et pratiques scientifiques (MPS).
Bibliographie :
Joas, H. (1999). La créativité de l'agir. Paris : Les éditions du Cerf.
Leplat, J. (1997). Regard sur l'activité en situation de travail - Contribution à la psychologie ergonomique. Paris : PUF.
Munoz, G. & Villeret, O. (2018). Activités collectives d'enseignants lors de la mise en place d'une réforme : quelles sources de développement ? In Vidal-Gomel. C. (dir.). Analyses de l'activité : perspectives pour la conception et la transformation des situations de formation (pp. 145-170). Rennes : PUR.
Pastré, P. (2011). La didactique professionnelle. Approche anthropologique du développement chez les adultes. Paris : PUF.
Simondon, G. (2008). Imagination et invention (1965-1966). Chatou : Les éditions de la transparence.
Villeret, O. & Munoz, G. (2012). La prescription comme source d'innovation : un exemple de mise en place de la réforme MPS en lycée. In M-F Dessaigne, V. Pueyo & P. Béguin (Dir.). Innovation et Travail : sens et valeur du changement. 47ème Congrès de la Société d'Ergonomie de Langue Française, 5-7 Septembre, Lyon Partie I : la conduite de l'innovation pour le travail (pp. 101-106). http://www.ergonomie-self.org/media/media63779.pdf
Vergnaud, G. (2007). Représentation et activité : deux concepts étroitement associés. Recherches en éducation, 4, 9-22. http://www.recherches-en-education.net/IMG/pdf/REE-no4.pdf
Villeret, O. & Munoz, G. (2015). « Mise en classe » d'une réforme en classe de seconde : quelle place pour les contenus de physique-chimie lors d'une séance d'investigation policière ? Travail et apprentissage, 14, 105-123.
Vygotski, L. S. (1925/2005). La psychologie de l'art. Paris : La Dispute.
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